Au Fil du Flow, une longue histoire du rap de france – 1995 : le rap dans le viseur de la politique

La Haine

De plus en plus nombreux et talentueux, une armée de rappeurs fait de 1995 l’année du Big Bang. Ce surplus de visibilité les amène également à se retrouver dans l’oeil du cyclone d’enjeux politiques qui les dépassent.

Part I / Part II / Part III / Part IV / Part V / Part VI / Part VII

1995, après quatorze ans d’un mitterandisme affairiste, une france exsangue s’apprête à s’offrir à un autre affairiste guignolisé en vendeur de pomme. Chirac de Corrèze axe alors une partie de sa campagne sur la lutte contre la fracture sociale : « Dans les banlieues déshéritées règne une terreur molle. Quand trop de jeunes ne voient poindre que le chômage ou des petits stages au terme d’études incertaines, ils finissent par se révolter. Pour l’heure, l’État s’efforce de maintenir l’ordre et le traitement social du chômage évite le pire. Mais jusqu’à quand ? » Si le constat souffre déjà d’une réthorique contestable – in fine ce sont les jeunes le problème – la mise en action en restera au stade des projections. Pire, celle-ci viendra le plus souvent s’attaquer aux conséquences du mal plutôt qu’à ses sources.

Lourdes amendes pour le Ministère A.M.E.R

Flashback : deux ans auparavant, le parcours de vie de Makomé M’Bowolé est stoppé, après dix-sept années d’existence, d’une balle policière dans la tête lors d’une garde-à-vue dans un commissariat du XVIIIème arrondissement de Paris. La tragédie inspire à Mathieu Kassovitz un chef d’oeuvre. La Haine sort en 1995, saigne nos pupilles dilatées, nous traumatise ainsi que près de trois millions de visiteurs de salles obscures et rafle une palme sur la Côte d’Azur. Pourtant, certains persistent encore à ne voir dans la balade de nos trois lascars qu’une fiction à l’effet loupe déformant et grossissant. Loin d’admettre ses dérives, l’institution policière fait bloc et en rajoute une couche. Pendant une projection du film organisé par Alain Juppé à Matignon, des représentants de la Police Nationale tournent le dos à l’écran pour protester contre le traitement fait à leur encontre dans le long-métrage. Ces mêmes lobbies pousseront surtout le ministère de l’intérieur à s’attaquer aux rappeurs, coupables à leurs yeux de l’augmentation du ressentiment anti-flics chez les jeunes de banlieues. Pour l’homme politique, l’opération est gagnante sur tous les tableaux. Premièrement, s’assurer en interne d’un soutien inconditionnel des très puissants syndicats policiers et de leurs hommes sur le terrain. Deuxièmement, séduire un électorat nostalgique d’une France monochrome déjà tenté d’aller voir si l’herbe est plus bleue à droite de la droite. La cible prioritaire, c’est le Ministère A.M.E.R. En 1993 une première plainte de CRS contre Brigitte femme de flic n’avait pu aboutir car déposée plus de trois mois après la sortie du disque. Les mecs l’ont encore mauvaise quand sort Sacrifice de Poulets sur la compilation des musiques inspirées du film La Haine.

Le ministère de l’intérieur dégaine une plainte, non pas contre le morceau, difficilement attaquable, mais contre des propos tenus par Kenzy et Stomy lors de l’émission TV Ça se discute et dans les pages des magazines Entrevue et Rock & Folk. Deux ans de procédures accouchent d’une condamnation à plusieurs amendes : 170 000 Francs qui  accompagnent la disparition du groupe.

Gynéco, Kenzy et Stomy sur le plateau de Ça se discute, 1995
Gynéco, Kenzy et Stomy sur le plateau de Ça se discute, 1995

Prison ferme pour NTM

Entre temps, Joey Starr et Kool Shen sont également convoqués face à la justice pour des propos tenus lors d’un concert le 14 juillet 1995. Les syndicats policiers, soutenus à nouveau par le ministère de l’intérieur, se sont en effet froissés des amabilités dionysiennes. « J’encule et je pisse sur la justice. La police, ce sont eux les fachos ». Le verdict fait mal comme une massue : six mois de prison ferme dont trois mois avec sursis et six mois d’interdiction d’exercer leur fonction. En appel, la peine sera réduite à une amende de 50 000 Francs et à deux mois de prison avec sursis. Plus absurde encore, Akhenaton se retrouve lui-aussi dans l’oeil du cyclone pour le titre Je rêve d’éclater un type des Assedic. Pour remonter sa côte de popularité chez les fonctionnaires – irrattrapable sans se faire mal au dos car plombée par les grèves sociales de l’hiver 95 – Alain Juppé décide en effet de porter l’affaire devant les tribunaux avant de se raviser face au ridicule de sa démarche.

Ce lien malsain entre politique, justice et rap va malheureusement devenir une tradition française et prendra même de l’ampleur au début des années 00′. De nombreux groupes (La Rumeur, Sniper…) sortiront lessivés de ces procédures coûteuses et usantes. Mais ces affaires ne peuvent pas cacher l’explosion qui retentit alors dans la scène rap en 95. Plus d’une trentaine d’albums – sans compter les maxis – atterrissent en effet dans les bacs des disquaires. A titre de comparaison, les doigts d’une mains suffisaient à les dénombrer les années précédentes.

La force de l’indépendance

Alors que les pionniers se sont souvent reposés sur le mirage à succès que représente les grandes maisons de disques – avec l’ambition légitime de toucher un public le plus large possible – le mouvement prend un virage à 90 degrés en acceptant une nouvelle voie. L’indépendance n’est plus perçue uniquement comme une solution de repli, en cas de refus des majors, mais un moyen d’imposer sa stratégie artistique et commerciale sans tirer un trait sur  la diffusion. Si Assassin Productions est né de la décision idéologique du groupe de refuser de s’allier au grand méchant loup capitaliste, les nouvelles entités sont au contraire bâties sur le pragmatisme, la volonté d’entreprendre et les choix artistiques. Etre parfois liés à des majors par des contrats d’édition et de distribution ne change rien à la donne : la base se prend en main et est bien décidée à récolter les fruits de son labeur. Arsenal Records en est le parfait exemple. Structuré par Chimiste et JR Ewing au moment de la sortie du freaky Flow de Daddy Lord C, le label va permettre l’éclosion de La Cliqua en tant que groupe (au minimum 30 000 exemplaires écoulés de Conçu pour durer) et négocier dans la foulée un contrat mémorable chez Barclay avec 750 000 Francs d’avances à la clé. Jimmy Jay, avec sa structure Jimmy Jay Productions soutenue par le distributeur Wotre Music, va également marquer de son empreinte l’année 1995 : les albums des Sages Poètes de la Rue (Qu’est-ce qui fait marcher les sages – 50 000 ventes), de Démocrates D (La voie du peuple) et le dernier album de Sléo (Pour une nouvelle aventure) trouvent leur public hors de l’industrie. Mais l’exemple le plus frappant reste sûrement celui du groupe Tout Simplement Noir qui écoule 75 000 copies de son G-funk à la française avec Dans Paris Nocturne produit par Panam’Productions. Si ces scores ne rivalisent pas avec ceux de Métèque et Mat d’Akhenaton (300 000 ventes chez Hostile Records / EMI) et du Paris sous les bombes de NTM (500 000 chez Epic / Sony), ils démontrent néanmoins à cette nouvelle génération qu’une nébuleuse de possibilités existe hors du circuit traditionnel : For us by usTimebomb suit la vague et balance une première compilation qui ne dévoile pas encore son immense potentiel tandis que Cut Killer et East montent le label Double H Productions après avoir sorti plus d’une dizaine de mixtapes et provoqué un énorme buzz.

Le Cul entre deux chaises

Mais le big bang n’est pas seulement quantitatif. Fini, ou presque, les flows filant à la vitesse d’une allemande revenant d’Espagne et les propos trop souvent englués dans un prisme binaire. Le rap se trouve le cul entre deux chaises, entre la old school du début des nineties et la new school qui s’imposera en 1996. Cette deuxième génération de MC’s rafraichit le genre et entraîne dans son sillage des old-timers jusqu’alors en manque de challenge. Et c’est en partie grâce à ce mélange des genres que l’année 95 est si prolifique en classiques. Focus :

La Cliqua – Conçu pour durer [Arsenal Records]

La Cliqua - Conçu pour durer - 1995Plus qu’un groupe, la Cliqua est avant tout un collectif. A l’origine il s’agit de l’équipe formée autour de Daddy Lord C pour sortir le maxi Freaky Flow en 1994 : le Dj Jelahee mais surtout le producteur Chimiste et le graffeur JR Ewing qui fondent à cette occasion le label Arsenal Records. Viendront ensuite se greffer RoccaKohndo, Egosyst, Raphaël et le producteur Lumumba pour créer le groupe La Cliqua. Dans la pure tradition des productions new yorkaise, le groupe se veut une sorte de Wu-Tang du XVIIIème arrondissement. Sans faire dans la copie, ils se forgent une identité propre avec des productions très soignées, crasseuses et hardcore, et des propos qui font immédiatement écho aux oreilles de leur auditeurs. Sans fioritures, le groupe dépeint un quotidien de rue violent et amoral  dans lequel « beaucoup de jeunes s’écrasent, beaucoup de teigneux se gazent / Aucune base stable, aucun principe convenable / L’homme et l’animal sont de nouveau assimilables ».

Les Sages Poètes de la Rue – Qu’est-ce qui fait marcher les sages? [Jimmy Jay Productions / Wotre Music]

Les Sages Poètes de la Rue - Qu'est ce qui fait marcher les sages - 1995Qu’est ce qui fait marcher les sages installe à jamais Boulogne (92) sur la carte du rap de France. Résolument Jazzy – influencés par le travail de Pete Rock – Melopheelo et les géniaux Dany Dan et Zoxea affichent leur amour de la discipline. Refusant de se laisser enfermés dans les clichés, les Sages Po’ sont tournés vers la rue, « Je prends le mic pour la racaille en Stan Smith », sans ressentir pour autant le « besoin d’apparaître dur sur le funk ». En plus de leur talent à trouver des refrains et des punchlines qui restent gravées dans nos synapses, les Sages Po’ sont également leurs propres beatmakers, ce qui en plus de donner une forte cohérence à l’ensemble, leur permettra de fédérer autour d’eux les rappeurs de Boulogne au sein du collectif Beat de Boul, déjà présent dans les lyrics de cet album.

Expression Direkt – Mon esprit part en c…

En plus de la mythique séquence Assassin de la police de Cut Killer qui résonne dans la cité, le seul morceau rap présent dans La Haine est le non moins mythique Mon esprit part en c… d’Expression Direkt qui accompagne la chevauchée vengeresse de Solo en BMW 323i à l’encontre d’un physionomiste tatillon. Le groupe choque les esprits et donne naissance à un rap racailleux aussi dur qu’outrancier, influencé par le gangsta rap et le G-Funk californien.

La Haine, musiques inspirées du film - 1995La sortie de la compilation des Musiques inspirées du film replace le rap au centre de l’oeuvre. Avec les moyens d’une major (Delabel), l’album fait le pont entre les deux générations d’artistes et permet aux plus jeunes de toucher un large public. Avec IAMNuttea, Les Sages Po’, La Cliqua, Raggasonic, Sté Strausz, Expression Direkt, Assassin ou Solaar

Démocrates D – La voie du peuple [Jimmy Jay Productions / Wotre Music]

Le groupe des Bosquets avait tout pété avec Le Crime en 1994 et confirme sur La voie du peuple toute leur puissance. Sombre.

Tout Simplement Noir – Dans Paris Nocturne [Panam’Productions]

Un des pionniers du G-funk à la française. Les meufs, l’alcool, les soirées et les embrouilles remplissent l’album culte de J’L’TisméParano Refré et Mc Bees.

Akhenaton – Métèque et Mat [Hostile Records / EMI]

Akhenaton - Métèque et Mat - 1995Introspectif, le rappeur marseillais se fait ici le narrateur de son existence, n’hésitant ni à exposer ses sentiments (Le calme comme essence) ni sa foi (Je combat avec mes démons). S’il rend hommage à ses origines siciliennes (Au fin fond d’une contréeMétèque et mat, La Cosca), il n’en oublie pas pour autant sa fascination pour New York (L’Américano, Dirigé vers l’est…) ni pour les morceaux résolument hip hop (La Face B, Bad Boys de Marseille qui permet à la Fonky Family de se faire connaître). C’est également avec humour qu’il permet à son ensemble de s’aérer (Je suis peut-être…, Eclater un type des Assedics).

Suprême NTM – Paris sous les bombes [Epic / Sony]

Assurément l’album qui leur a permis de s’imposer aux yeux du grand public. L’alchimie entre les deux rappeurs n’a encore jamais été aussi forte et les classiques s’enchainent les uns après les autres. Surtout, les deux tournées qui s’ensuivent les placent définitivement comme les plus grands secoueurs de scène que la France ait jamais compté.

Timebomb vol. 1

Assassin – L’homicide volontaire [Assassin Productions]

Fabe – Befa surprend ses frères [BMG]

Sans oublier les mixtapes de Cut Killer, les tubes d’Alliance Ethnie et de Menelik, l’album de Sléo etc….

To be continued…

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