Lino – pour qui le « Requiem » ?

Lino_Requiem

Fiévreux. C’est l’état du monde du rap lorsque la sortie de Requiem fut annoncée il y quelques mois. Un de ses rappeurs les plus doués – moitié dominante d’Ärsenik – de retour en solo dix ans après Paradis assassiné. L’attente est souvent mère de déceptions mais Lino possède les épaules et le talent pour faire mentir cet adage et en faire un cliché. Avis du Batard Blog d’un album quasi-impossible à chroniquer.

« La rue, elle attend mon album comme Scarface II ». Rien n’est plus vrai tant Lino et son frère Calbo incarnent à merveille un âge d’or du rap de france. Un âge d’or sapé en crocodile de la tête aux pieds et Ärsenikqui marche en bande. Celle d’Ärsenik fait alors peur à une frange inculte de l’Hexagone, shootée au combo France Soir / TF1 et qui voit dans le Secteur Ä au mieux des trafiquant de drogues, au pire des adeptes d’une secte de racailles islamisées. Si Tony Montana défouraille avec excès, les sorties du groupe, elles, sont distillées avec parcimonie. Leurs succès aussi. Un seul pour ainsi dire. Quelques gouttes suffisent…, leur premier album rapidement devenu double disque d’or (Boxe avec les mots, Une saison blanche et sèche, Affaires de famille…) sur lequel les frères M’Bani font l’étalage de leur facilité d’auteurs et de rappeurs tout en affirmant une singularité tout en charisme : le fameux gimmick tchi tchi et le style lacostifié. Les boucles de piano et de violons sur lesquelles leur complémentarité est évidente font le reste.

Une voix se démarque malgré tout. La nasillarde. Celle du petit frère. Celle de Lino. Mais pas seulement sa voix. Son écriture également. Incisive, aiguisée, gouailleuse, maligne mais jamais pompeuse. Une écriture qui transpire sa personnalité de titi banlieusard, mélange de nonchalance et de colère, de révolte et de cynisme. Pour toujours dans la stratosphère, Lino s’invite régulièrement – avec son bro ou en solo – sur les morceaux de ses confrères pour les mettre à l’amende à base de punchlines bien senties (La loi du point final d’Oxmo pour ne citer que la plus marquante) et réussir tout ce qu’il entreprend. Mais la sortie du second album en 2002 est un échec. Partiellement confié au producteur Sulee B. la direction artistique de Quelque Chose a Survécu… déroute malgré une réussite évidente dans la prise de risque. Le groupe de Villiers-le-bel ne s’en remettra pas et le troisième acte en restera au stade d’éternel projet.

LinoLa carrière solo de Lino est difficile à décrypter également. Après un premier album réussi mais accueilli en demi-teinte par le public (Paradis assassinée en 2005) et un street album qu’il a renié (Radio bitume en 2012), l’annonce de Requiem a mis le microcosme du rap en émoi. Car des rappeurs issus des nineties toujours en activité, Lino est l’un des seuls dont le niveau semble encore au dessus de la mêlée. Mais l’inquiétude autour de sa sortie n’en est que plus forte.

Le Requiem de ses producteurs

17 pistes, 15 titres, 2 interludes pour plus de 82 minutes d’écoute. Les chiffres font peur. Avec raison. L’album est long pour un album de rap en 2015. Et à la première écoute des antagonisme de style surgissent fortement. D’un côté des morceaux sombres dans lesquels il peut exprimer sa verve et son talent pour s’adresser à un public adulte. « J’ai rien pour les écolières, je gerbe ce monde mauvaise digestion ». De l’autre des morceaux aux prods douteuses destinés aux radio avec des refrains pour midinettes et des invités surprenants (Corneille, Zaho…).  Décevant mais compréhensible, la nécessité de remplir son frigo n’étant pas un impératif négligeable. On se contentera alors de mettre de côté les titres incriminés (Faute de français7 milliards sous le cielPeuple qui danse, Bruleurs de frontières, De rêves et de cendres, Au jardin des ombres…) et les deux interludes. De toute façon Lino l’assume : « Je suis un MC je fais pas de musique, on s’en fout du format. » Mais cette décision artistique pourrait aussi se transformer en Suicide commercial… 

Le Requiem des concurrents

Le reste de l’album brille grâce à la verve du badass – écrit avec un scalpel rouillé et craché par le boss du game. Rarement un rappeur n’a atteint une telle perfection dans son écriture. Limite flippant. Ses textes ne sont que punchlines. Mais sans forcer. Les thèmes s’enchainent, se croisent, s’éloignent et se recroisent dans un kaléidoscope d’idées souvent noires. Le rap, les rappeurs, la France, l’Afrique, les maux de notre sociétés, son égo, sa vie, Lino touche à tout sans jamais sombrer dans la facilité ou des propos maladroits. Du grand art. Nombreux sont ses confrères à mettre en avant leurs lyrics sans réussir à éviter ce côté pompeux que peut donner une écriture trop travaillée. Une leçon donnée à tous ses poursuivants. 

Mettre en avant sa vision du rap et de la vie est le sujet de prédilection de Lino : Choc funèbre, Suicide Commercial, Wolfgang et Requiem reprennent tous cette thématique et adoptent une vraie cohérence dans l’habillage musicale. Violon, piano et ambiance des bas-fonds tout en évitant de tourner en rond grâce à la maitrise des mots de rappeur du Val-d’Oise.

« On m’dit : « Bors t’es l’meilleur, t’es pas à ta place, ramène-nous un peu d’foudre » : J’réponds: « Moi, j’suis là où j’veux être, et d’ailleurs qu’est-ce ça peut t’foutre ? » / Désolé si t’es fan, j’rappe pour moi, y’a rien d’égoïste ».

« Ambiance rap métrosexuel, comment tu planques un flingue dans un legging? », « Dans c’biz j’ai tout pété j’attends toujours mes 70 vierges. »

« J’écris des fresques, c’est du Van Gogh, négro, prête l’oreille. »

Le bonhomme s’applique également à faire ses devoirs rappologique avec un exercice de style dans la pure tradition du rap : une avalanche d’allitération pour étaler sa technique. Brillamment exécutée par le maitre du genre. (12ème lettre).

La mémoire est le socle des hommes et Lino n’oublie pas ses aïeux en rendant hommage à Renaud et son brulot Où est-ce que j’ai mis mon flingue? pour dénoncer l’hypocrisie de la France, toujours d’actualité, et poursuivre ainsi la tradition des chanteurs français dont le rappeur revendique le flambeau.

« Ça rappe et la peur revient charbonner / Quand j’vois le Printemps arabe et les fleurs que ça a donné  / Ils m’visent comme si j’avais giflé BHL avec un exemplaire de « Mein Kampf ». (Le flingue à Renaud). 

En confiance, Bors finit par sortir de ses sentiers battus, change de flow et provoque un choc générationnel en se rappelant l’esprit racailleux des nineties sur une production trap des plus actuelle.

Ses invités sur Narco (Niro et Sofiane) et Ne m’appelle plus rappeur (ses frères Calbo et T.killa) sont à la hauteur et permettent à l’album de reprendre du souffle et de gagner en diversité grâce à l’excellence de ses deux titres.

Le Requiem de l’industrie du disque

Requiem est un bon album – largement au dessus de la moyenne – mais qui peut décevoir tant les attentes placées en lui étaient énormes. Malgrés six ou sept morceaux de haut niveau, l’ensemble se repose trop sur la qualité intrinsèque de Lino et l’habillage sonore de Tefa ne lui permet pas de s’éloigner de sa zone de confort. Des questions se posent également au vu de la stratégie marketing mis en place. Quatre titres mis en clip avait déjà été dévoilés avant la sortie de l’album. Quatre titres parmi les plus puissants de l’album qui renforçaient l’impatience autour de cette sortie mais qui ne pouvaient que rajouter au sentiment de déception ensuite. Comment ensuite faire vivre le projet durant ses premières semaines de vie et ainsi redonner des coup de fouets aux ventes? L’équipe marketing mise forcément sur ses morceaux les plus commerciaux, mais il n’est pas sur que le public le plus jeune se retrouve à travers un artiste comme Bors. Réponse dans quelques semaines…

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